Peut-on repousser ou raccourcir la tombée d'une œuvre dans le domaine public ?
La question de savoir pendant combien de temps une œuvre est protégée avant de tomber dans le domaine public est essentielle. Elle fait régulièrement l’objet d’actualités concernant certaines œuvres emblématiques de natures différentes.
On estime, souvent à tort, qu’une œuvre tombe automatiquement dans le domaine public 70 ans après la mort de l’auteur qui l’a réalisée.
Or, si cette règle s’applique dans la plupart des hypothèses en matière de propriété littéraire et artistique en France, elle peut également faire l’objet d’exceptions.
Ne pas connaître les exceptions prorogeant la protection d’une œuvre par le droit d’auteur peut entrainer des conséquences graves, aussi bien pour les ayants droit de l’auteur que pour toute personne souhaitant procéder à l’exploitation de l’œuvre concernée.
En effet, par un mauvais calcul :
- Les ayants droit de l’auteur peuvent penser que l’œuvre est tombée dans le domaine public, et se priver du paiement de redevances à son propos,
- Les exploitants pensant que l’œuvre n’est plus protégée, débutent une exploitation de l’œuvre qui pourrait être requalifiée d’actes de contrefaçon.
Via cet article, nous vous proposons de revoir avec vous les hypothèses relatives au droit français où la durée des droits de l’auteur peut faire l’objet d’une prolongation.
I. Rappels de principe sur la durée de la protection des droits d’auteur
Avant toute chose, rappelons qu’en matière de droit d’auteur, il y a toujours lieu de distinguer les droits patrimoniaux de l’auteur du droit moral de l’auteur.
Cette distinction est d’autant plus importante que les droits patrimoniaux de l’auteur et le droit moral de l’auteur ont des durées de protection divergentes.
Les droits patrimoniaux de l’auteur sur son œuvre correspondent en pratique aux droits permettant à l’auteur de toucher des redevances ou royalties sur l’exploitation de ses œuvres. Ces droits sont, par principe en France, d’une durée de « 70 ans post mortem »[1], c’est-à-dire que l’œuvre est protégée toute la vie durant de l’auteur et 70 ans après sa mort.
Cette durée de protection a été instaurée en France par la loi du 1er juillet 1992[2] et consacrée dans le Code de la Propriété intellectuelle[3]. Une fois arrivée à son terme, le 1er janvier suivant les 70 ans après la mort de l’auteur, l’œuvre est considérée comme tombant dans le domaine public.
Pour en savoir plus sur les effets d’une œuvre tombée dans le domaine public, nous vous invitons à consulter notre précédent article ici.
Le droit moral de l’auteur est quant à lui perpétuel, il ne s’éteint donc pas en même temps que les droits patrimoniaux de l’auteur.
Si par principe les droits patrimoniaux de l’auteur sont protégés jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur, il existe des cas spécifiques dans lesquels la durée de la protection peut être prorogée par la loi.
II. Une prorogation du fait de la loi
Avant la loi du 1er juillet 1992, le législateur français a à plusieurs reprises légiférer dans le sens d’une prorogation des droits d’auteurs.
Les prorogations envisagées s’ajoutent à la durée de protection de 50 ans applicable en France jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 1992 sus évoquée, à l’exception des « compositions musicales avec ou sans paroles »[4].
A. Les prorogations pour faits de guerre et de mort pour la France
A ce titre, il existe en France 3 hypothèses de prorogations légales des droits patrimoniaux d’un auteur :
Prorogation suivant la première guerre mondiale
Le législateur a instauré une prorogation de la durée de protection des droits patrimoniaux de l’auteur égale à 6 ans et 152 jours lorsque l’œuvre concernée a été publiée entre le 2 août 1914 et la fin de l’année suivant la signature du traité de paix de la première guerre mondiale (31 décembre 1919).
Cette prorogation est rappelée à l’article L 123-8 du Code de la Propriété Intellectuelle et n’est applicable que si l’œuvre en cause n’est pas tombée dans le domaine public avant le 3 février 1919.
Prorogation suivant la seconde guerre mondiale
Cette loi, instaure également une prorogation de 8 ans et 120 jours concernant les œuvres publiées entre le 3 septembre 1939 et le 1er janvier 1948.
Cette prorogation est rappelée à l’article L 123-9 du Code de la Propriété Intellectuelle et n’est pas applicable aux œuvres tombées dans le domaine public avant le 13 août 1941.
Prorogation en cas de mort de l’auteur pour la France
Dans la même idée que les prorogations pour faits de guerre, le législateur français a légiféré par une loi n°92-597 du 1er juillet 1992 pour que les auteurs bénéficient d’une protection supplémentaire de 30 ans lorsque l’auteur est mort, le compositeur ou l’artiste est mort pour la France[5].
Pour être appliquée, il est nécessaire que l’acte de décès fasse mention de cette mort pour la France.
Par cette prorogation, le législateur tendait à ce que les œuvres des auteurs en cause soient protégées pour une durée de 80 ans (correspondant à la durée de protection au moment de l’adoption de la loi, laquelle était de 50 ans, et l’ajout de la durée de protection de 30 ans à cette durée de principe).
Prorogations cumulables
Ces trois prorogations ont été créées dans le but de compenser le manque à gagner subi par les auteurs et leurs ayants droit pendant ces conflits mondiaux, ou pour compenser la mort prématurée des auteurs morts pour la France.
Les deux prorogations pour faits de guerre font une durée de protection supplémentaire égale à 14 ans et 272 jours. En étant cumulées à la prorogation de mort pour la France, on arrive à un total de 44 ans et 272 jours supplémentaires.
Ces prorogations peuvent être cumulées, comme en témoignent l’œuvre La Guerre des boutons tombée dans le domaine public le 29 septembre 2010 inclus, laquelle a été protégée pendant 94 ans et 272 jours, ou encore les œuvres d’Antoine de Saint-Exupéry mort pour la France et protégées pendant une durée de 88 ans et 120 jours, de sorte que Le Petit prince devrait tomber dans le domaine public en 2033.
B. Le régime des prorogations après la loi du 1er juillet 1992
L’entrée en vigueur de la directive de 1993, transposée par la loi du 1er juillet 1992 a eu pour conséquence, en fonction des Etats Membres de l’Union Européenne d’aboutir à l’abrogation des prorogations de guerre dans certains pays.
En France, ces prorogations n’ont pas été abrogées, de sorte que les deux régimes subsistent :
- Le régime de droit commun : 70 ans après la mort de l’auteur
- Le régime des prorogations basé sur une protection initiale de 50 ans augmentée des prorogations applicables.
L’application du régime des prorogations a donné lieu à deux décisions contradictoires de la Cour d’appel de Paris :
- La décision Claude Monet du 16 janvier 2004, la Cour a constaté que les œuvres de Monet étaient tombées dans le domaine public, et précisé que parce qu’elles étaient encore protégées en Allemagne au 1er juillet 1995, ces œuvres « sont nées à nouveau à la protection du droit d’auteur ». La cour précisait que ces œuvres étaient protégées pour la durée résultant du nouveau droit commun de 70 ans éventuellement augmentées des prorogations de guerre.
- La décision Giovanni Boldini du 1er octobre 2005, la cour a constaté que l’œuvre était tombée dans le domaine public et pouvait être librement reproduite à compter de cette date en faisant valoir que les prolongations pour faits de guerre ne pouvaient pas se cumuler avec la nouvelle durée de protection de 70 ans.
Pour mettre fin aux débats, la Cour de cassation s’est prononcée par deux arrêts Claude MONET et Giovanni BOLDINI en date du 27 février 2007[6] pour poser les conditions suivantes à l’application des prorogations :
- Si au 1er juillet 1995, l’ancienne durée de 50 ans augmentée des prorogations de guerre est inférieure à 70 ans de protection après la mort de l’auteur, la durée de 70 ans s’appliquera car elle est plus favorable à l’auteur.
- Si au 1er juillet 1995, l’ancienne durée de protection de 50 ans augmentée des prorogations de guerre est supérieure à 70 ans, la durée antérieure plus longue est conservée pour que l’harmonisation voulue par la directive ne leur soit pas plus défavorable.
En pratique, le régime des prorogations en France ne devrait être appliqué que dans les hypothèses où il est à minima question d’un auteur mort pour la France, puisque les deux seules prorogations pour faits de guerre cumulées aux 50 ans de protection sont inférieurs à 70 ans.
III. La prise en compte du contexte de l’œuvre
Au-delà des prorogations légales, il existe certaines hypothèses où il convient d’être également attentif à la durée de la protection :
A. L’œuvre de collaboration
Lorsqu’une œuvre a été créée par plusieurs auteurs et qu’il s’agit d’une œuvre de collaboration, la durée de protection est conforme au droit commun, à savoir 70 ans post mortem ou plus favorable selon les prorogations de guerre.
Néanmoins, il est important de retenir que selon l’article 123-2 du Code de la Propriété Intellectuelle, le point de départ de cette durée de protection est le 1er janvier suivant la date de décès du dernier des co-auteur de cette œuvre, et non 70 ans suivant la mort d’un des coauteurs.
Du fait de la prise en compte de la mort du dernier des co-auteur, plusieurs ayants droit ont essayé en jurisprudence de faire qualifier l’œuvre protégée d’œuvre de collaboration pour prolonger la durée de la protection de l’œuvre.
Parmi les exemples les plus retentissants, on peut rappeler le cas du Journal d’Anne Frank, qui aurait dû tomber dans le domaine public en 2016, soit 70 ans après la mort de la jeune femme (sans prorogation du fait de la publication posthume du journal). Néanmoins, le Fonds Anne Frank de Bâle a soulevé l’argumentaire selon lequel Otto Frank devait être considéré comme co-auteur de l’œuvre, comme le précise la première version publiée créditant son père en tant que co-auteur.
Par cet argumentaire, le Journal d’Anne Frank, a donc vu sa protection prorogée, quand bien même des débats persistent sur le fait de savoir si un simple travail de coupe pouvait être qualifié de réelle collaboration.
Récemment, la jurisprudence a également pu se prononcer sur le Boléro de Maurice RAVEL tombé dans le domaine public en 2016[7]. Néanmoins, cette œuvre a été revendiquée comme étant une œuvre de collaboration dans laquelle serait intervenu le scénographe de ballet Alexandre BENOIS et la chorégraphe Bronislava NIJINSKA.
La reconnaissance de ces deux auteurs en tant que co-auteurs aurait pour conséquence de proroger la durée de protection de l’œuvre, en ce que la mort du dernier des co-auteurs serait le point de départ du délai de protection en lieu et place de celle de M. RAVEL.
Par une décision de juin 2024, il a été tranché qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre de collaboration, conformément à ce que revendiquait la SACEM au titre du paiement des droits.
B. L’œuvre posthume
La durée de protection des œuvres posthumes par le droit d’auteur répond à un régime spécifique exposé par l’article L 123-4 du Code de la Propriété Intellectuelle.
Il convient non pas de se rapporter à la mort de l’auteur, mais à la date de publication de cette œuvre divulguée après le décès de l’auteur.
En fonction de la date de publication de cette œuvre posthume, la durée de protection est différente :
- Si l’œuvre est publiée entre le décès de l’auteur et la chute de l’ensemble de ses œuvres dans le domaine public, la durée de protection de l’œuvre posthume est alors celle relevant du droit commun, 70 ans post mortem ou durée plus protectrice avec les prorogations sus-évoquées.
- Si l’œuvre est publiée après l’expiration de l’ensemble des œuvres de l’auteur dans le domaine public, le législateur accorde une protection spécifique à cette œuvre posthume de 25 ans à compter du 1er janvier suivant la date de publication de l’œuvre posthume.
C. L’œuvre anonyme ou pseudonyme et les œuvres collectives
La durée de protection d’une œuvre collective est de 70 ans à compter du 1 er janvier de l’année civile suivant celle où l’œuvre a été publiée.
Lorsqu’une œuvre est publiée de manière anonyme ou pseudonyme, l’auteur est inconnu et de fait sa date de décès l’est également.
La durée de protection est alors de 70 ans à compter du 1er janvier suivant la date de publication de l’ouvrage selon l’article L 123-3 du Code de la Propriété Intellectuelle.
Ce régime entraine donc au cas par cas, un risque de durée de protection inférieure aux 70 ans post mortem du régime commun.
Il convient néanmoins de rester attentif à toute levée d’anonymat ou de pseudonymisation en ce que l’auteur, au titre de son droit moral, aura toujours la possibilité de requérir la reconnaissance de sa paternité sur son œuvre. Auquel cas, l’œuvre concernée pourrait voir sa durée de protection modifiée selon les règles du droit commun et de prorogations.
En définitif, le calcul de la durée des droits patrimoniaux relatif à la protection d’une œuvre de l’esprit est loin d’être aussi simple qu’il n’y parait et peut relever du cas par cas. S’il est possible de proroger cette durée, il convient d’être certain de ce calcul pour éviter les hypothèses d’actes de contrefaçons pour les exploitants et pertes de revenus pour les ayants droit.
Par ailleurs, au de la protection de l’œuvre par le droit d’auteur, il restera également nécessaire de s’assurer que l’œuvre en question n’est pas protégée par d’autres droits (notamment de propriété industrielle, droit à l’image ou encore certains droits relatifs à la protection de biens et monuments nationaux).
Sadry PORLON (Avocat Fondateur) et Vicky BOUCHER (Avocate Collaboratrice)
[1] On parle également de 70 ans « post mortem auctoris »
[2] Par cette Loi n°92-597 relative au code de la propriété intellectuelle, la France a transposé la directive n°93/98/CEE du Conseil, du 29 octobre 1993, relative à l’harmonisation de la durée de la protection du droit d’auteur et de certains droits voisins
[3] A l’article 123-1 du Code de la Propriété intellectuelle.
[4] En effet, les « compositions musicales avec ou sans paroles » ont vu leur durée de protection augmentée à 70 ans par la loi Lang n°85-660 du 3 juillet 1985, de sorte que les prorogations de guerre s’ajoutent à cette durée de 70 ans au lieu des 50 ans ressortant du régime applicable avant la loi du 1er juillet 1992 aux œuvres protégées par le droit d’auteur.
[5] Cette règle est exposée par l’article L 123-10 du Code de la Propriété Intellectuelle : « Les droits mentionnés à l’article précédent sont prorogés, en outre, d’une durée de trente ans lorsque l’auteur, le compositeur ou l’artiste est mort pour la France, ainsi qu’il résulte de l’acte de décès ».
[6] Cour de cassation, civile, chambre civile 1, 27 février 2007, n° 05-21.962 / Cour de cassation, civile, chambre civile1, 27 février 2007, n° 04-12.138.
[7] Maurice est décédé le 28 décembre 1937, de sorte que le point de départ du délai de protection des droits patrimoniaux sur son œuvre débute au 1er janvier 1938 auquel il convient d’ajouter les 70 ans applicables grâce à la loi Lang aux « compositions musicales avec ou sans paroles », ce qui abouti à 2007, et ajouter la prorogation de la seconde guerre mondiale de 8 ans et 120 jours pour aboutir à 2016.